Alice, ton pays n'existe pas.

Choisir de ne pas choisir. Refuser de rentrer dans les cases.
Enfiler une casquette, puis l'autre, et une autre encore.
Encore et encore.
Changer de rôle. Tours de rôles.
Vivre l'art comme la vie. Comme ma vie.
Puisque je n'ai jamais su choisir, et qu'à huit ans déjà, me demander de préférer l'aile ou la cuisse du poulet me faisait verser des larmes chaudes... Puisque je ris quand il ne faut pas et qu'au lieu de rire souvent je pleure.
Refuser de se résumer. De se laisser enfermer.
Parce que parfois il me semble que peindre est le but ultime alors que certains jours j'ai juste envie de nouer, tordre, triturer, plonger les mains dans la pâte ou planter des clous. Que les choses que j'ai à dire sont là, dans mes mains, au creux des objets qui m'entourent et dans la matière. Qu'elles sont là déjà et ne demandent qu'à prendre forme et être révélées. Dans l'informe, souvent.
Me dire que dans ce chaos existe tout de même un ordre. Découvrir que la chose tient du désir. Que le désir tient de l'humeur.
Humeur blanc. Humeur noir. Humeur couleurs.
Et là tout à coup les choses semblent vouloir se laisser dompter. Classifier un peu. Mais pas trop. Laisser un champ au débordement. Contamination. Mystère.

"Aussi curieux que ceci puisse paraître, "ne pas savoir où vont les choses", l'impression de se perdre et d'avoir perdu, est source de foi et d'un immense optimisme, elle n'engendre ni certitude ni sécurité collective. Il faut avoir perdu Dieu pour croire, et l'art pour peindre."
Gerhard Richter




HUMEUR BLANC

Le blanc dans la peinture, l'effacement. La porcelaine, le plâtre. L'empreinte dans le béton. La trace.
L'à peine visible dans le visible. Le seuil, le point limite entre figuration et abstraction. L'inframince.
(Duchamp). L'organique.
Rachel Whiteread. Anne et Patrick Poirier. Hiroshi Sugimoto.
(un tas de peintres qui me mordent méchamment le bout de la langue).

Marya Kazoun, "habitat"

Marya Kazoun, "Mommoth"




HUMEUR NOIR

Les installations. Tissus sombres et triturés. L'écriture, la photo. Le fusain et l'huile qui dégouline.
La vidéo. Le noise & roll. Le rouge. Le rouge du sang. Le fil rouge. Violence. Trash. Le primaire.
Louise Bourgeois. Marya Kazoun.Madeleine Berkhemer. Tracey Emin. Annette Messager. FJ Ossang.

HUMEUR BLEU

Peinture, ciel, mer. La mer. Le ciel. La poésie. L'eau.


Claude Como, "tempête"


HUMEUR COULEURS

Les peluches. La récup. La peinture. Les tissus colorés, chiffonnés. Les poscas. Les objets vandalisés au posca. Le synthétique. Humour jaune.
Mike Kelley. Charlemagne Palestine. Les nouveaux réalistes. 



Ne pas chercher à reproduire mon monde, mais mes mondes. Installations. Objets fétiches. Matière.



Marya Kazoun "Personal living space"



Mots-clefs

Rituel

Objet (fétiche/ rebut/  recyclé/ ready-made)

Attitude (geste/ processus)

Re digestion (appropriation/ détournement/ recyclage) 

Intuition

"La boite n'est vide que pour ceux pour qui l'intuition n'a aucune valeur, pour ceux qui aiment qu'on leur donne une recette. Beuys ne donne pas de recettes. Là comme ailleurs, et comme seul il sait le faire, il donne une forte impulsion énergétique". - Stachelhaus Heiner, Joseph Beuys. Une biographie. Abbeville Press, p.138. (à propos des vitrines de Beuys)











I. De l'objet à la forme, du tissu à l'informe

 

 

Objets je vous aime


Littré donne entre autres acceptions de l'objet celle-ci: Tout ce qui est la cause, le sujet d'une passion. Figuré et par excellence: l'objet aimé. Jean Baudrillard, "Le système des objets".

Plus j'avance dans mon travail et plus je réalise l'importance que revêt l'utilisation de l'objet. Fille d'antiquaire et moi-même chiffonnière depuis quinze ans, il me semble que j'ai toujours vécu avec une  conscience particulière de l'objet. Il est pour moi une part d'enfance et de rêve, la réification symbolique de nombreux sentiments, il représente le jeu de la trouvaille et de la chasse aux trésors. Je ne choisis pas l'objet c'est lui qui me choisit. Il m'appelle et m'attrape. Lorsque j'étais enfant il était souvent signe de consolation ou d'espoir, en attendant. En attendant de vivre pour de vrai. Maintenant peut-être me permet-il de vivre pour de faux. Ou de vivre avec. Echapper à la réalité. La transformer, la remodeler, la construire à l'image de mon monde, de mes mondes. Recréer mon univers. Glaner ça et là les pièces qui auront pour moi une signification, ou juste un arrière goût de quelque-chose: la madeleine de Proust réactivée sous mille formes. C'est la fuite du temps coincée dans la matière… Je veux être de ceux qui, selon Fernand Léger, doivent être susceptibles de considérer l'oeuvre de l'artisan et celle de la nature comme matière première, de l'ordonner, de l'absorber, de fondre tout dans leur cerveau avec un équilibre parfait des deux valeurs, conscient et subconscient, objectif et subjectif.
 
L'objet me parle s'il est ancien, signe d'un vécu, d'une époque, même si ce n'est pas la mienne. Selon Alain Lercher Les objets gardent la trace physique de ceux qui les ont vus ou touchés. Si le souvenir d'Oradour évoqué ici représente une période noire de notre histoire, il existe aussi mille traces du passé qui évoquent des temps heureux. Dicton: c'était toujours mieux avant. C'est peut-être cet avant qui s'échappe toujours que je tente de retenir, de ressusciter, quitte à l'inventer.

Dans son travail Boltanski recrée un parcours mental, jalonné de vestiges (photos, objets, fragments de textes) que nous nous efforçons de sauver de l'indifférence et de l'usure du quotidien. Je crois que pour moi l'objet est toujours d'une certaine manière le vestige d'un temps révolu, et même issu du présent il est toujours le signe avant coureur d'un passé qui s'annonce. J'aurais voulu bloquer la fuite des heures, rester aveugle à la course du temps. Tenter, non de le faire revivre, mais plutôt de lui offrir une autre vie. Quête futile et perdue d'avance, mais qui me paraît terriblement humaine. Pourquoi donc les gens portaient-ils des montres? Pourquoi n'en portent-ils plus mais ont-ils tous un téléphone portable où celle-ci s'affiche? Parce-que prendre conscience du temps est peut-être une tentative désespérée pour le retenir. Ainsi le temps passe trop vite et le lapin d'Alice a toujours peur d'être en retard.

Si nous pensons à l'archétype de l'objet, nous pensons généralement à une potiche, une cruche ou un bol (...) A l'évidence de sa fonction, à sa littéralité, l'objet le plus commun, un peu à la manière d'un fossile, offre pourtant au regardeur une étrange capacité de résistance: une consistance opaque, une contenance poétique, une inquiétante étrangeté, une béance muette. Ce pouvoir de fascination qu'exerce l'objet est archaïque, anthropologique" Jean-Pierre Greff.

L'objet ne m'intéresse en rien dans sa fonctionnalité. C'est même un jeu d'ignorer celle-ci, ou de la détourner. Il m'attire dans sa signification symbolique, dans celle que je lui accorde, et dans celle que j'espère, d'autres, sauront interpréter. C'est même l'idée que chacun possède ses propres clés qui m'attire. Qu'un objet qui symbolisera pour moi l'enfance parlera de la mort à quelqu'un d'autre. Que celui-ci le touchera aussi, mais pour d'autres raisons, qui lui sont propres. Ainsi Boltanski nous dit: Je veux que les spectateurs ne découvrent pas mais reconnaissent". De la même manière je tente de glaner des souvenirs qui pourraient être ceux de tout le monde. Mais j'aime aussi l'idée que certaines pièces parlent à certains et laissent d'autres totalement indifférents; que des références à un temps, un espace, une habitude de consommation ou de comportement soient sous-entendues mais puissent toujours être détournées, dépassées. Claes Oldenburg crée des pièces répliques d'objets surdimensionnés, ou transformés. Il explique: ces objets sont des objets tels qu'ils sont sentis, non tels qu'ils sont. Pour moi aussi le sentiment de l'objet prend le pas sur sa réalité propre.

Selon Martial Raysse les Prisunics sont de véritables musées d'art moderne. Comme lui je suis attirée par des objets de consommation de masse, fabriqués en série, et, quelque part, signes d'une époque. Avec le recul donné par les années depuis cette phrase, même le nom de Prisunic est représentatif d'un temps tout juste révolu, ce qui ne la rend, pour moi, que plus forte.



Je veux être de ceux qui, selon Fernand Léger, doivent être susceptibles de considérer l’oeuvre de l’artisan et celle de la nature comme matière première, de l’ordonner, de l’absorber, de fondre tout dans leur cerveau avec un équilibre parfait des deux valeurs, conscient et subconscient, objectif et subjectif.

  Objets je vous aime (définitif?)




    Littré donne entre autres acceptions de l’objet celle-ci: Tout ce qui est la cause, le sujet d’une passion.
   Figuré et par excellence: l’objet aimé.

Fille d’antiquaire et moi-même brocanteur depuis quinze ans, il me semble que j’ai toujours vécu avec une  conscience particulière de l’objet. Il est pour moi une part d’enfance et de rêve, la réification symbolique de nombreux sentiments, il représente le jeu de la trouvaille et de la chasse aux trésors. Je ne choisis pas l’objet c’est lui qui me choisit. Il m’appelle et m’attrape. Lorsque j’étais enfant il était souvent signe de consolation ou d’espoir, en attendant. En attendant de vivre pour de vrai. Maintenant peut-être me permet-il de vivre pour de faux. Ou de vivre avec. Echapper à la réalité. La transformer, la remodeler, la construire à l’image de mon monde, de mes mondes. Recréer mon univers. Glaner ça et là les pièces qui auront pour moi une signification, ou juste un arrière goût de quelque-chose: la madeleine de Proust réactivée sous mille formes. C’est l’autrefois coincé dans la matière… Je crois que pour moi l’objet est toujours d’une certaine manière le vestige d’un temps révolu, et même issu du présent il est toujours le signe avant coureur d’un passé qui s’annonce. J’aurais voulu bloquer la fuite des heures, rester aveugle à la course du temps. Tenter, non de le faire revivre, mais plutôt de lui offrir une autre vie. Quête futile et perdue d’avance, mais qui me paraît terriblement humaine. Pourquoi donc les gens portaient-ils des montres? Pourquoi n’en portent-ils plus mais ont-ils tous un téléphone portable où celle-ci s’affiche? Parce-que prendre conscience du temps est peut-être une tentative désespérée pour le retenir. Ainsi le temps passe trop vite et le lapin d’Alice a toujours peur d’être en retard. Selon Jean Baudrillard les objets ne nous aident pas seulement à maîtriser le monde, par leur insertion dans des séries instrumentales- ils nous aident aussi, par leur insertion dans des séries mentales, à maîtriser le temps, en le discontinuant et en le classant sur le même mode que les habitudes, en le soumettant aux mêmes contraintes d’association qui ordonnent le rangement dans l’espace. De dette fonction discontinuelle et «habituelle» la montre est un bon exemple. Elle résume le double mode sur lequel nous vivons les objets. D’une part, elle nous informe sur le temps objectif: or, l’exactitude chronométrique est la dimension même des contraintes pratiques, de l’extériorité et de la mort. Mais en même temps elle nous soumet à une temporalité irréductible, la montre en tant qu’objet nous aide à nous approprier le temps. Comme la voiture «dévore» les kilomètres, l’objet-montre dévore le temps. En le substantifiant et en le découpant, elle en fait un objet consommé. Il n’est plus cette dimension périlleuse de la praxis : c’est une quantité domestiquée.
Tenter de retenir le temps, de se l’approprier. En ce qui me concerne je ne porte pas de montre mais mon travail est bien une manière d’essayer, d’une certaine façon, de le démultiplier. Ainsi, l’idée de «seconde vie», appliquée aux images et aux objets, a toujours été à la base de ma réflexion. Elle suit par analogie un chemin personnel, de l’enfance à la maternité, de la brocante aux beaux-arts. L’adieu à l’enfance, cicatrice intime et invisible, c’est un cordon coupé à jamais, le passage à l’âge adulte, la perte de l’innocence et des illusions. Le goût pour la récupération de choses destinées à la poubelle ou vouées à l’oubli, la collecte d’images issues du passé ou d’un présent que je nommerai intemporel, me vient sans nul doute de l’image maternelle, première femme brocanteur au puces de Saint-Ouen. «Broc», et non femme de broc, image donc première d’une féminité libre et accomplie dans un monde qui était encore très masculin.
L’objet me parle s’il est ancien, signe d’un vécu, d’une époque, même si ce n’est pas la mienne. Dicton: c’était toujours mieux avant. C’est peut-être cet avant qui s’échappe toujours que je tente de retenir, de ressusciter, quitte à l’inventer. L’objet, et, curieusement, surtout s’il était au départ fonctionnel, est le symbole d’un autre quotidien, ou devrais-je dire du quotidien d’un autre. Ainsi il est celui qui me relie à l’autre, à celui que je ne connais pas, à celui que je n’ai pas connu. J’entends par curieusement, s’il était au départ fonctionnel, que le fait qu’il ne soit pas particulier ou nominatif, implique qu’il me relie à un autre dans une généralité. Ainsi je n’entends pas l’autre dans une individualité mais dans une universalité. Selon Alain Lercher les objets gardent la trace physique de ceux qui les ont vus ou touchés.

    Jean Baudrillard, Le système des objets, Editions Gallimard 1968, page 120
    Ibid, page 132-133
    Alain Lercher, Les fantômes d’Oradour, Editions Verdier, page 93


Boltanski, lui, nous parle d’un parcours mental, jalonné de vestiges (photos, objets, fragments de textes) qu’il s’efforce de sauver de l’indifférence et de l’usure du quotidien.

Par le biais d’installations intégrant souvent des objets trouvés et des photographies, Boltanski réactive les ressorts de la mémoire pour évoquer, tour à tour ou simultanément, l’enfance, le passé — la petite et la grande Histoire — ou encore le deuil. Réalisés à l’aide de simples matériaux (photographies, carton ondulé, pâte à modeler, luminaires, boîtes de biscuits…), ces dispositifs induisent une pratique dont le geste reste très étroitement associé à une pensée «en train de s’élaborer». Et révèlent ainsi un aspect «fait main» volontairement recherché. L’art de Christian Boltanski tient dans sa capacité à reconstituer des «morceaux» d’existence avec des objets et des images, sans que ceux-ci ne lui appartiennent nécessairement. Son oeuvre déploie un langage «personnel» dont le but est d’être «universel». La rencontre entre la petite et la grande histoire, entre le personnel et l’universel, sont des notions essentielles à l’élaboration de mon travail. Je pense que le choix des objets, malgré qu’il soit décidé de manière inconsciente, ou délibérément fidèle à des intuitions premières, se porte en général sur des mêmes types d’objets. Jouets, peluches, canevas, gravures, «bondieuseries», boites, boules à neige, vêtements, vaisselle ou trésors en tous genre ont en commun plusieurs aspects. Ils sont en général issus de productions en série et sans grande valeur marchande. Parfois ils ont été réalisés à la main, façonnés par un individu qui, de part l’attention qu’il leur a porté, leur a transmis un je ne sais quoi qui reste inscrit en eux. Certains des canevas avaient été encadrés avec «amour», en tous cas avec un grand soin, alors qu’ils n’ont aucune valeur marchande et cela  renforce l’idée de la valeur affective qui leur avait été donnée. C’est je crois la transmission de cet affect resté inscrit dans l’objet qui attire ma convoitise. Ainsi le jouet usé a sûrement été beaucoup aimé par l’enfant, et lui a souvent été offert par une personne chère. Ainsi le canevas a peut-être été brodé avec attention par une jeune fille à qui l’art de la broderie avait sans doute été transmis par une grand-mère aimante... La notion de transmission intergénérationnelle est assez essentielle si je tente d’analyser ou tout au moins de comprendre ce qui m’attire dans les objets que je choisis, ou plutôt, comme j’ai coutume de dire, qui me choisissent.
Le vêtement, surtout usé, porte quant à lui une trace évidente du vécu. Rien de plus parlant pour mettre au jour ces «morceaux d’existence».

    http://www.paris-art.com/photo-art/Christian%20Boltanski/Boltanski-Christian/5823.html

Les vêtements sont apparus dans mon travail comme une chose assez évidente. J’ai établi une relation entre vêtement, photographie et corps mort. Mon travail porte toujours sur la relation entre le nombre et l’individu: chacun est unique, et en même temps, le nombre est gigantesque. Les vêtements sont une façon pour moi de représenter beaucoup, beaucoup de gens.
Selon Jean-Pierre Greff, Si nous pensons à l’archétype de l’objet, nous pensons généralement à une potiche, une cruche ou un bol (...) A l’évidence de sa fonction, à sa littéralité, l’objet le plus commun, un peu à la manière d’un fossile, offre pourtant au regardeur une étrange capacité de résistance: une consistance opaque, une contenance poétique, une inquiétante étrangeté, une béance muette. Ce pouvoir de fascination qu’exerce l’objet est archaïque, anthropologique. J’aime cette idée de contenance poétique, et c’est bien une réelle fascination que l’objet exerce sur moi. Il ne m’intéresse en rien dans sa fonctionnalité. C’est même un jeu d’ignorer celle-ci, ou de la détourner. Il m’attire dans sa signification symbolique, dans celle que je lui accorde, et dans celle que j’espère, d’autres, sauront interpréter. C’est même l’idée que chacun possède ses propres clés qui m’attire. Qu’un objet qui symbolisera pour moi l’enfance parlera de la mort à quelqu’un d’autre. Que celui-ci le touchera aussi, mais pour d’autres raisons, qui lui sont propres. Ainsi Boltanski nous dit: je veux que les spectateurs ne découvrent pas mais reconnaissent. De la même manière je tente de glaner des souvenirs qui pourraient être ceux de tout le monde. Mais j’aime aussi l’idée que certaines pièces parlent à certains et laissent d’autres totalement indifférents; que des références à un temps, un espace, une habitude de consommation ou de comportement soient sous-entendues mais puissent toujours être détournées, dépassées.

Christian Boltanski, Catherine Grenier, La vie possible de Christian Boltanski», Ed du Seuil, 2007,           page 176-177
http://www.lesrivesdelart.com/agenda%202009/boltanski.html


Représenter le monde, passé ou présent, à travers les objets du quotidien, est un thème largement exploré dans l’histoire de l’art. Ce qui m’intéresse, c’est la profusion colorée de l’article en série, l’afflux quantitatif des étalages, la marée de produits neufs dans les grands magasins. L’art actuel, c’est une fusée dans l’espace. Les Prisunics sont les musées de l’art moderne. (...) J’ai eu l’idée très simple de présenter des objets tels qu’ils étaient car ils exprimaient notre monde. Je ne faisais plus de sculpture avec des objets trouvés dans les étalages des Prisunics, c’est l’étalage lui-même qui était la sculpture. Comme ici Martial Raysse, je suis attirée par des objets de consommation de masse, fabriqués en série, et, quelque part, signes d’une époque. Les Prisunics sont les musées de l’art moderne: avec le recul donné par les années depuis cette phrase, même le nom de Prisunic est symbole d’un temps presque révolu. Ceci nous montre bien, que si les objets du quotidien sont représentatifs d’un présent, ils en restent ensuite les témoins et deviennent les signes d’une époque.

Musee des Beaux-Arts de Rennes, Dossier pédagogique Les Nouveaux réalistes : les affichistes,
http://www.mbar.org/services/ressources/affichistes.pdf

Je me sens très proche du travail des nouveaux réalistes. J’apprécie particulièrement le travail d’Arman, Klein, Raysse, Spoerri, puis plus tard Niki de St Phalle et Christo. La déclaration commune signée par les premiers représentants du mouvement et par le critique Pierre Restany  propose cette définition:

Les Nouveaux Réalistes ont pris conscience de leur singularité collective. Nouveau Réalisme = nouvelles approches perceptives du réel.

En ce qui me concerne je m’aperçois que, si je reconnais les idées partagées par ces artistes, le rejet en quelque sorte du travail du peintre, le puisage de la «matière» dans le monde quotidien de la société de consommation (ainsi que l’explique Restany: Ce qui est la réalité de notre contexte quotidien, c’est la ville ou l’usine (...) L’appropriation directe du réel est la loi de notre présent. Certains artistes actuels ont pris sur eux d’en assurer le parti pris. Ce sont des naturalistes d’un genre spécial : bien plus que de représentation, nous devrions parler de présentation de la nature moderne. Il y a en effet dans toutes ces expressions objectives une évidente et inexorable finalité : celle de nous faire poser un regard neuf sur le monde (...) Le monde du produit standard, de la poubelle ou de l’affiche est un tableau permanent  ) mon approche est autre. Ce qui parle pour moi dans ces pièces n’est plus le regard neuf sur le monde, mais bien qu’elles permettent maintenant un oeil sur un monde déjà révolu. C’est ce décalage, je crois, qui m’interpelle. Bien autant que les oeuvres ce sont les objets utilisés qui me séduisent, car ils ont en eux, déjà, la puissante capacité de représentation, ou comme le dit Restany, de présentation, de leur époque. Sans parler de nostalgie j’ai, c’est vrai, une tendresse pour l’avant, ou plutôt le juste avant. Et je trouve chez ces artistes une grande justesse dans le choix de ces objets.

Musee des Beaux-Arts de Rennes, Dossier pédagogique Les Nouveaux réalistes : les affichistes,
http://www.mbar.org/services/ressources/affichistes.pdf








Les canevas


Les beaux joujoux

Elle me prit par la main et nous traversâmes plusieurs pièces ; puis elle ouvrit la porte d'une chambre où s'offrait un spectacle extraordinaire et vraiment féerique. Les murs ne se voyaient pas, tellement ils étaient revêtus de joujoux. Le plafond disparaissait sous une floraison de joujoux qui pendaient comme des stalactites merveilleuses. Le plancher offrait à peine un étroit sentier où poser les pieds. Il y avait là un monde de jouets de toute espèce, depuis les plus chers jusqu'aux plus modestes, depuis les plus simples jusqu'aux plus compliqués. Baudelaire, dans " La morale du joujou", décrit comment, lorsqu'il était enfant, alors qu'il lui rendait visite avec sa mère, une dame du nom de Panckouche l'emmène avec elle choisir un jouet. La chambre, où le plafond disparaissait sous une floraison de joujoux qui pendaient comme des stalactites merveilleuses reste pour lui le lieu d'une vision féérique. Il invoque un souvenir bien personnel mais aussi ancré dans une mémoire collective. Qui n'a pas souvenir d'avoir rêvé devant une vitrine de jouets, qui peut affirmer n'en n'avoir pas aimé, choyé, adulé au moins un? Certains même les ont gardés et ces objets sont pour eux le souvenir réconfortant d'une enfance disparue. Le jouet symbolise ainsi pour moi l'enfance, dans sa capacité d'étonnement et d'émerveillement, et aussi dans sa dimension propice au rêve. L'enfant se construit grâce à ses jouets un monde imaginaire, lieu de tous les possibles. Selon Baudelaire, Le joujou est la première initiation de l'enfant à l'art, ou plutôt c'en est pour lui la première réalisation, et, l'âge mûr venu, les réalisations perfectionnées ne donneront pas à son esprit les mêmes chaleurs, ni les mêmes enthousiasmes, ni la même croyance. Cette faculté d'imagination inestimable donnée par l'enfance disparaît ou s'étiole quand vient l'âge adulte. C'est sur cette perte fondamentale que s'axe mon travail. La collecte de jouets cassés, oubliés, mis au rébus ou abandonnés et relégués dans des grenier ou sur l'étal de brocanteurs, me donne matière pour explorer cette disparition. Traces d'un passé enfoui, je les brise et les manipule pour tenter de faire état de ce rêve brisé. Je ne cherche pas à retrouver une enfance perdue mais plutôt à donner forme à cette perte irrévocable. Ma propre enfance ne fut ni facile ni difficile, et je n'ai rien à regretter ou qui me rende particulièrement nostalgique. Pourtant je porte en moi l'évidence de cette désillusion, le constat amer d'une réalité qui ne me correspond pas. Le monde que l'enfant a la capacité de se construire me paraît bien plus vivable, et c'est celui-ci que j'aurais voulu recréer; mais forte du constat que c'est chose impossible, je choisis de dénoncer cette perte. Baudelaire décrit très bien cette tristesse causée par le désenchantement, en y ajoutant même une notion métaphysique : La plupart des marmots veulent surtout voir l'âme, les uns au bout de quelque temps d'exercice, les autres tout de suite. C'est la plus ou moins rapide invasion de ce désir qui fait la plus ou moins grande longévité du joujou. Je ne me sens pas le courage de blâmer cette manie enfantine : c'est une première tendance métaphysique. Quand ce désir s'est fiché dans la moelle cérébrale de l'enfant, il remplit ses doigts et ses ongles d'une agilité et d'une force singulières. L'enfant tourne, retourne son joujou, il le gratte, il le secoue, le cogne contre les murs, le jette par terre. De temps en temps il lui fait recommencer ses mouvements mécaniques, quelquefois en sens inverse. La vie merveilleuse s'arrête. L'enfant, comme le peuple qui assiège les Tuileries, fait un suprême effort ; enfin il l'entrouvre, il est le plus fort. Mais où est l'âme ? C'est ici que commencent l'hébétement et la tristesse.

Jolis monstres


Quand j'ai commencé à travailler sur la série des Dinettes avortées j'ai d'abord été mue par l'envie de jouer avec ces formes données par les morceaux de poupées et baigneurs récoltés cet été sur une brocante. Ces objets ne m'attiraient en effet que lorsqu'ils étaient abîmés, presque disséqués. Ces bouts de mains, de bras, de jambes étaient déjà presque pour moi des oeuvres en tant que telles. J'ai rencontré un brocanteur qui avait vidé la cave d'un ancien magasin, "la clinique de la poupée", et qui m'a cédé un lot de morceaux épars dont il ne pouvait rien faire mais qui étaient pour moi dignes du plus grand intérêt, comparés aux autres jouets trop bien conservés. Bien que déjà très parlants en tant que "tas", il m'est bien vite venu à l'idée que ces objets issus de séries et disséminés au fil du temps ne demandaient qu'à être reproduits en quantité, en gardant cette fois dans leurs formes même la trace des dégâts qu'ils avaient subis. Reproduire en série des morceaux de séries, en gardant l'empreinte des cassures et déformations. C'était là l'idée première et la porcelaine m'est apparue comme la matière idéale, et ce pour plusieurs raisons. La reproduction par moulage permet de faire apparaître ces notions de traces et d'empreintes. C'était aussi un aller-retour dans le temps, sachant que ces jouets, ici en plastique, étaient par le passé fabriqués en porcelaine. J'aime opérer un jeu de "ping-pong" entre l'objet, la matière et le temps. Ce qui m'est apparu très vite comme séduisant aussi est le faîte que selon certains codes de valeurs assez classiques en brocante, les objets fabriqués en série en porcelaine sont considérés comme "nobles" en regard de ceux, plus populaires, faits en plastique. Reproduire une pièce en plastique, destinée d'abord au rebus, dans une matière bien plus considérée en regard de ce système de valeurs renforce cette idée de jeu de ping-pong mais aussi celle d'inversion des codes.

Peut-être pour donner une suite logique à une série d'assemblage d'objets commencée l'an passé, et surtout pour répondre à une conviction intime située plutôt du côté de l'intuition, j'ai eu envie de mêler ces moulages de morceaux de poupons à ceux de pièces de vaisselle, dont les formes classiques sont, elles aussi, celles de la grande série. J'avais ainsi l'idée de créer non pas des machines, ni des êtres hybrides, mais plutôt des choses qui se situeraient dans une périphérie assez floue entre les deux. J'ai eu très vite l'image d'un goûter d'enfants qui aurait mal tourné. Je voulais donner le jour à des petits monstres vaguement inquiétants, mais qui garderaient la rondeur et la douceur de l'enfance. J'avais en tête l'ambivalence entre le côté mignon et innocent du garnement capable des pires tours, mais qui garde une gueule d'ange.

Très vite en assemblant les pièces avant la cuisson j'ai eu en tête comme une image arrêtée de l'après- catastrophe. Comme si ces choses mutantes résultaient d'un scénario noir; une explosion nucléaire, un cataclysme ou je ne sais quelle barbarie. J'ai réalisé que les jouets me permettaient aussi de parler de choses plus graves, peut-être celles-là mêmes que j'essaie de fuir en tentant de déterrer les constructions imaginaires de l'enfance. Cette dinette avortée était bien, elle aussi, l'image du rêve brisé; rêve d'un monde possible uniquement dans le stade humain encore propice à un imaginaire qui fait fi des cataclysmes du monde réel. Posées sur la table de travail les pièces paraissaient comme s'enfuir en tous sens. J'ai donc eu envie de créer un plus gros assemblage, idée d'un choc premier; un tas de membres et de pièces de vaisselle, duquel d'autres pièces sembleraient vouloir s'échapper.

Alice, ton pays n'existe pas 

Je m'aperçois donc que l'ensemble de mon travail tend à poser un constat. L'après catastrophe, le désenchantement  qui suit l'enfance. Amertume consécutive à ce constat, rébellion. Tags sur canevas, détruire la gentille image, briser les restes du lien intergénérationnel tout en tentant toutefois de le préserver: l'image est cachée mais protégée sous son verre.
La dinette avortée: sauvegarder un aspect "joli" mais insuffler le malaise, comme pour le fauteuil peluches. Installation: pots de confiture bonne maman éclatés, confiture étalée. note sur le pastiche: le sang remplacé par de la confiture comme on le disait être dans les films mal truqués.


La dinette avortée tend à poser un constat: celui de l’après catastrophe. Je réalise que je traite du désenchantement consécutif à la sortie de l’enfance, à la fois comme sujet direct mais en même temps comme symbole d’un désenchantement futur. Je me demande si le constat n’est pas aussi une prémonition d’une catastrophe à venir, et celle-ci plus universelle. Ce que j’implique ici c’est que le point où le constat rejoint la prémonition est sur la même ligne que celui où la petite histoire rejoint la grande histoire, le personnel à l’universel. La petite histoire est liée à la grande comme l’expérience de chaque individu est liée à l’avenir d’un ensemble. Je laisse à chacun la liberté de voir dans ces pièces une allusion directe à l’Alice de Lewis Caroll, un curieux méli-mélo donné par ces formes, de n’y voir que ça, ou d’y voir ces cassures, cette perte que j’associe à la fin de l’enfance, ou d’y voir plus loin, d’y voir des objets mutants et d’y lire le constat ou la prémonition d’une catastrophe. C’est pourquoi mes monstres ne sont pas si monstrueux, mais pas si jolis non plus.Vouloir rester à la périphérie des choses, vouloir ne pas dire mais plutôt laisser-se-dire est pour moi la meilleure façon de laisser exister ces diverses pistes qui ne peuvent s’annuler l’une l’autre.
L’importance de l’expérimentation dans mon travail me semble liée à cette idée. C’est un peu comme si la recherche plastique n’était que l’expérimentation dans la matière de diverses hyppothèses, et non juste leur représentation. La différence entre expérimentation dans la matière et représentation se situerait ici dans l’absence d’avant coup, puisque tout s’organise sans idée préconçue et que libre cours est laissé à l’intuition. Je tente d’exprimer plastiquement des choses qui me paraissent impossible à exprimer, non pas par manque de mots mais plutôt de langage, et surtout puisqu’avant qu’elles ne prennent forme elles n’étaient pas formulées. Ainsi c’est la forme qui donne lieu à la formulation.Avec la matière je donne cherche à donner corps à mes intuitions.






2. Tissus

 

Cocons

 

Boules

 

 

 

II. Attitudes/ processus: l'Art comme religion?

Enfant déjà, j'étais persuadée que même si Dieu n'existait pas il suffisait d'y croire pour que tout se passe bien. Il y a bien longtemps que je ne suis plus une petite fille et que la simple idée d'un dieu compatissant ne m'effleure plus... Alors je m'en suis fabriqué un moi même. Puisque ce qui importe est surtout la croyance, j'invente mes propres prières et crée mes offrandes. Ainsi l'Art est pour moi une espèce de religion syncrétique, dont je puise les doctrines et les pratiques au jour le jour, en fonction de mes humeurs et de ce qu'il m'arrive. Puisque j'accorde plus de signification aux rites qu'aux dieux qu'ils invoquent je peux me permettre de glaner ça et là de quoi mettre de l'eau à mon moulin à prières. Garder le processus en se débarrassant du dieu, voilà une idée qui me séduit.
Même si ce syncrétisme n'est pas à mettre au rang des religions révélées, je laisse une grande place à l'intuition, notamment dans le choix des choses que j'utilise, ou des terrains que j'ai envie d'explorer. Je suis libre de m'approprier des rites, des idées, des objets, ou des procédés de créations qui sont plus du domaine de l'attitude que de choix techniques.

 

 

Yves Klein

Steinback


Système d'exposition

Entre laboratoire du petit savant et atelier de curiosités

Meubles à offrandes

l'arbre à prière. Arbre à offrandes. Meubles pour exposer qui sont en fait des meubles à offrandes.

Coussins à offrandes

Reliques. Gisants



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