dimanche 14 octobre 2012

Sophie Calle, le rituel d'anniversaire

Le rituel d’anniversaire de Sophie Calle

"Le jour de mon anniversaire je crains d’être oubliée. Dans le but de me délivrer de cette inquiétude, j’ai pris en 1980 la décision d’inviter tous les ans, le 9 octobre si possible, un nombre de convives équivalant à mon nombre d’années. Parmi eux, un inconnu que l’un des invités serait chargé de choisir. Je n’ai pas utilisé les cadeaux reçus à ces occasions. Je les ai conservés, afin de garder à portée de main les preuves d’affection qu’ils constituaient. En 1993, à l’âge de 40 ans, j’ai mis fin à ce rituel. " (1) Ces paroles de Sophie Calle constituent l’introduction de l’ouvrage Le rituel d’anniversaire , livre II du recueil Doubles Jeux (1998) lui-même introduit par La règle du jeu : "Dans le livre Léviathan, paru aux éditions Actes Sud, l’auteur, Paul Auster, me remercie de l’avoir autorisé à mêler la réalité à la fiction. Il s’est en effet servi de certains épisodes de ma vie pour créer, entre les pages 84 et 93 de son récit, un personnage de fiction prénommé Maria, qui ensuite me quitte pour vivre sa propre histoire. Séduite par ce double, j’ai décidé de jouer avec le roman de Paul Auster et de mêler, à mon tour et à ma façon, réalité et fiction." (2) Cette « règle du jeu » comprend une classification des 7 livres de Doubles Jeux : "La vie de Maria et comment elle a influencé celle de Sophie (livre I)", "La vie de Sophie et comment elle a influencé celle de Maria (livres II, III, IV, V, VI)", "Une des nombreuses façons de mêler la fiction à la réalité, ou comment tenter de devenir un personnage de roman (livre VII)". (3) Sophie Calle commence par suivre des inconnus dans les rues de Paris à la fin des années 70, démarche à laquelle elle associe rapidement prise de notes et photographies afin de conserver les traces de ses actions : le regroupement de ces divers documents est intitulé Filatures parisiennes (1978-1979). En 1979, elle demande à des inconnus (ou amis lorsqu’absence d’inconnu, intervient elle-même lorsque personne ne se présente) de venir passer un certain nombre d’heures dans son lit afin que celui-ci soit occupé de manière continue pendant 8 jours. L’oeuvre Les Dormeurs est constituée d’un ensemble de clichés et notes inventoriant la succession des événements qui se produisent durant ces 8 jours : sujets des discussions qu’elle aborde avec les dormeurs, mouvements des dormeurs pendant leur sommeil, menu du petit-déjeuner qu’elle leur prépare… L’une de ses oeuvres les plus connue, La filature (1981), répond à nouveau à une étrange requête : Sophie Calle demande à sa mère de recruter un détective privé de l’agence Duluc à Paris pour le charger de suivre sa fille. La série qui en résulte confronte les documents constitués par le détective (photographies et notes) au descriptif réalisé par l’artiste des occupations de ses journées durant cette filature. Ainsi que le souligne Cécile Camart, la "dimension narrative" des installations de Sophie Calle, "mêlant photographies, textes et objets" trouve "sa filiation historique dans la première moitié de la décennie 70, où des jeunes artistes comme Christian Boltanski (Récit-Souvenir, avril 1971), Didier Bay (Mon quartier vu de ma fenêtre, 1969-1973), Jean Le Gac (Anecdotes, 1974), proposaient "un art des gens, des choses et des situations, qui embrasse un vaste éventail de vie quotidienne réelle ou imaginaire"." (4) Les œuvres de Sophie Calle empruntent au rituel la nécessité d’obéissance à un règlement prédéfini ainsi que, par l’accomplissement de ce dernier, une forme de sublimation de la réalité quotidienne laquelle se trouve provisoirement éloignée de la banalité. Certains objets et/ou mode de présentation employés dans ses œuvres confirment cette imprégnation du rituel comme dans La robe de mariée (1988) où elle associe un texte à une photographie de robe de mariée froissée ou encore la série Les aveugles (1986) dans laquelle elle regroupe, pour chacun des 18 aveugles rencontrés, un portrait noir et blanc, le texte de la réponse à la question "Quelle est selon vous l’image de la beauté ?" ainsi qu’une illustration en couleurs sur un rebord, l’ensemble rappelant les installations d’ex-voto auprès d’un autel. Dans Le rituel d’anniversaire (1980-1993) Sophie Calle superpose déclinaisons traditionnelle (collective) et personnelle du rituel profane de l’anniversaire : seront conviés autant d’invités que d’années célébrées, l’un d’eux sera un inconnu invité par l’un de ses amis, les cadeaux ne seront ni utilisés ni consommés pour être exposés dans une vitrine. Le livre Le rituel d’anniversaire réuni les 14 vitrines des années 1980 à 1993 pendant lesquelles l’artiste suit cette double ritualisation. Pour chaque année, elle regroupe une photographie de la vitrine, la liste complète des cadeaux reçus ainsi que des « remarques » de type anecdotique telle cette constatation en 1980 : « Un seul des vingt-sept invités ne s’est pas présenté. Si l’on fait exception des cadeaux faits en commun, deux personnes sont venues les mains vides. […] » (5) Au cours de ces 14 anniversaires, pratiques et objets « classiques » (on lui offre des fleurs, lui adresse des petits mots amicaux avec la mention « happy birthday », il y a du champagne, des bouteilles de vin, des chocolats, des bougies, des masques festifs, un gâteau…) cohabitent avec d’étranges situations générées par la difficulté de conserver les cadeaux sans les utiliser. Elle explique en effet dans ses remarques de 1981 : « En raison de son irrésistible utilité, la machine à laver est représentée par un livret de confiance Darty. En m’offrant ce cadeau, ma mère, astucieuse, a su triompher du rituel. » (6). En 1985 : « Je n’ai pu résister à la tentation d’écouter Carmen et d’emprunter – à soixante-douze reprises – les bottines. De ce fait, elles sont détériorées et les faces 1 et 2 du disque sont rayées. » (7). Elle signale plusieurs fois que, pour cause d’éloignement, elle n’a pas pu « organiser un repas d’anniversaire conforme à la règle du jeu ». (6) En 1986, transgression suprême, elle triche sur sa date de naissance : « il me faut avouer qu’ayant été dans l’impossibilité d’organiser mon repas d’anniversaire le 9 octobre 1986, et afin de ne pas déroger trop souvent à la règle que je m’étais fixée, j’ai préféré reporter le rituel à une date ultérieure. J’ai choisi le 27 mai, et j’ai donc prétendu être née ce jour-là. » (8) Notons que parmi les cadeaux figurent de nombreux objets d’appartenance religieuse (une reproduction de Sainte Thérèse de Lisieux dans un cadre de coquilles Saint Jacques en 1984, un étui en satin contenant des médailles religieuses en 1985, un morceau de chapelet en 1986…). Quant aux vitrines de verre dans lesquelles sont conservés les présents, elles évoquent bien sûr les reliquaires. En suggérant ou convoquant ces objets religieux au sein même de la célébration d’anniversaire, elle conjugue domaines religieux, profane et festif opérant, par assimilation, leur transgression. Dans les remarques du dernier anniversaire, celui de1993, elle déclare : « J’ai décidé de mettre fin à ce rituel. Ce jeu qui me soulageait n’a plus de fonction » associant « rituel » et « jeu » tout en soulignant qu’ils remplissent tous deux une « fonction », celle de nous « soulager ».(9)

Cécile Desbaudard, in http://interface.art.free.fr/spip.php?article88

1) : Sophie Calle, Le rituel d’anniversaire, Livre II du recueil Doubles Jeux , Actes Sud, Paris, 1998, p. 11 (2) : Sophie Calle, op. cit., p. 6 (3) : Sophie Calle, op. cit., p. 6 et 7 (4) : Cécile Camart, Artpress hors série avril 2002, in Fiction d’artistes "Sophie Calle, alias Sophie Calle", Le "je" d’un Narcisse éclaté, p.32 (5) : Sophie Calle, op. cit., p. 16 (6) : Sophie Calle, op. cit., p. 20 (7) : Sophie Calle, op. cit., p. 35 (8) : Sophie Calle, op. cit., p. 39 (9) : Sophie Calle, op. cit., p. 59


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire